C’est l’histoire d’un pote qui, avant de sombrer, se portait plutôt bien.
Nous fîmes connaissance à Rabat au Club Nautique, par un bel après midi d’été où il faisait bon, à un an du Bac, de ne pas sentir de pression. Aucune foutue pression. Du moins, pas encore. A l’écart, derrière les tables de Ping Pong, il fumait quelque chose de Tennessee et c’est tout naturellement que je quittai le terrain de basket pour taper la discut avec lui. Rapidement, je me rendis compte d’un point commun flagrant : la logorrhée. J’appris bien plus tard que ce besoin irrésistible de parler caractérise certains individus atteints de troubles psychiatriques. Personnellement, je crois m’en être plutôt pas mal sorti.
De retour sur le terrain de basket, ce n’étaient que fous rires, calembours et blagues puériles. Il insistait pour faire connaissance, il voulait tout savoir. Il me demanda alors :
- Tu vas à quel lycée ?
- Un lycée juif, le Lycée Bibolilx au Maârif, lui répondis-je. Un mensonge que je paye cash jusqu’à ce jour.
- Arrête tes conneries, man. Sérieux ?
- Ben oui ! Qu'est ce tu t'en fous? J'étais mort de rire.
- Cool, me répondit-il. Tu aimes Cypress Hill ? ajouta-t-il
- Grave ! Répondis-je hilare. Notre amitié venait de débuter. Je compris plus tard en visitant chez ses parents qu’il était pianiste, tout comme moi.
Près de deux ans après cette rencontre, lors d’un concours d’entrée à une école supérieure de commerce, j’empruntais un stylo pour passer les tests. Et c’était lui qui me le tendait, un stylo bic noir au capuchon complètement rongé. Je m’en voulais de n’être pas resté en contact avec lui. En même temps, les rbatis pratiquent l’exclusivisme.
Bizutage. Nous étions tous deux totalement épargnés. Lui pour des raisons que j’ignore, moi pour ma face d’enfoiré qui envoie un message clair à autrui : « Pénètre mon espace vital que je te vaporise ta race ! ». Nous étions donc, en cette période sauvage et propice aux os qui pètent et aux mains qui claquent à la face dans les couloirs de l’internat, plutôt à l’aise. Tout à fait en sécurité, protégés par les anciens de 3ème et 4ème année. Les pires à mes yeux. Le temps allait le prouver. Mon ami ne buvait pas une goutte d’alcool. Il détestait ça, son trip, c’était le hip hop et le reggae, la nature et le sport, le Ying et le yang. Tout a basculé lors d’un voyage initiatique organisé par la horde des anciens, qui l’ont baptisé au mauvais rouge pendant un long trajet en car de Casa à Agadir. Une descente à 100%, un virage à 180°, de la merde quoi. A son retour, il n’était plus le même.
Je l’ai peu croisé depuis son éviction de l’école. On raconte les pires choses à son sujet, je ne lui en ai jamais parlé. En fait, on ne se parle plus, je n’ai même plus ses coordonnées. Mais il m’arrive de penser à lui. Comme hier soir pendant mon sommeil, où je le croisai.
Dans un étrange rêve froid et en même temps familier, je traversais un parc rbati avec un groupe d’amis. Certains d’entre eux le connaissaient. Nous avancions d’un pas lent, quand il fit une apparition inattendue. Il se trouvait devant nous, une vingtaine de mètres plus loin. Je le reconnus aussitôt, lui aussi. Son image était la sienne du temps de notre première rencontre. Les autres ralentirent le pas, ravis de cette hasardeuse rencontre. Je continuai pourtant mon chemin, regardant loin devant moi, jusqu’à la ligne d’horizon tracée par les cimes des arbres, laissant cet ami derrière, à l’arrêt. J’entendais en outre ce qu’il disait : aucun mot à mon sujet, comme si je n’existais pas dans ce rêve. Sans me retourner, je savais qu’il me regardait, je n’avais pas besoin de mes yeux pour que l’ambiance du rêve m’éclaire. Je n’avais marqué aucun arrêt. Je ne m’étais même pas retourné. Pas un regard échangé, rien.
Il ne s’était rien passé.