2 sept. 2006

Nouvelle d'un monde possible Part III

Le corps restait allongé sur le dos. Il semblait éreinté et à mes yeux hors d’état de nuire. Pour éclaircir un peu la situation, je devais m’approcher de lui, ce que je fis sans crainte car il m’y invitait : c’est du moins ce qu’exprimaient ses yeux. Par précaution, je demeurai tout de même à un mètre de lui, cette distance raisonnable me permettait de l’observer tout en ayant de l’ avance pour préparer une potentielle fuite vers la maison.

Je n’avais encore jamais vu pareil accoutrement : il portait un pantalon sans ceinture, vraisemblablement découpé à la va-vite dans de la toile de tente militaire usagée ainsi qu’un marcel collant rouge vif du plus mauvais goût. Sa coupe de cheveux me rappelait une série de croquis sur les coiffures de guerre iroquoises que j’avais pu lire à la bibliothèque. Ensuite, le corps laissa tomber sa tête en arrière et remarqua que je fixais ses chaussures avec insistance : il s’agissait d’un vulgaire aggloméré mono bloc de plastique bleu, le tout cousu sur une semelle parcourue d’énormes ressors jaunes transparents. Aucun lacet. Nous échangeâmes alors nos premiers mots :

- Elles sont vraiment top confort pour des casuals. En plus, c’est à fond la mode petit. De vraies shoes vintage que j’ai pécho sur Ebay. Elles te plaisent?

- Pardon ? J’étais étonné du langage qu’il utilisait. Peut être qu’il vient d’Amérique me dis je, ce qui pourrait expliquer ce comportement envahissant et ce terrible dialecte barbare.

- La mode ! C’est des Shox. Evidemment tu ne peux pas comprendre...

- Bien sûr que si, objectai-je avec force. Vous seriez étonné des choses que l’on peut apprendre dans les livres.

- Comme aider un homme en danger?

- Vous n’avez pas l’air de trop souffrir non plus. Au début je vous croyais mort.

- Il en faut bien plus pour tuer un homme, tu ne penses pas petit ?

- Vous aviez quand même l’air assez mal en point il y a un instant.

- J’ai surtout soif en réalité. Ce voyage m’a éreinté.

- Voyage ? Si vous faites référence à la branlée que vous a infligée la Brigade, oui, on peut aisément parler de voyage : un aller simple, direct dans la poussière !

Croyant avoir pris un peu d’ascendant, je levai la tête, fièrement. Il se redressa alors brusquement sur ses pieds, suite à une projection de ses jambes en avant catalysée par à un retour vif du bassin et du thorax vers l’avant, sûrement grâce à ses abdominaux. Il se tenait à présent debout, face à moi, et dans sa manoeuvre le mètre de distance raisonnable avait été avalé. Il sourit en pointant vaguement notre maison du doigt.

- C’est chez moi.

- Pourquoi n’irions nous pas chez toi, pour être à l’aise.

- Il est hors de question que vous mettiez les pieds chez moi. Mon père est sorti et ma mère prépare le souper dans la cuisine. La nervosité recommença à faire son effet.

- Elle n’est pas sortie avec ton père ? Il sourit en faisant la tête de ceux qui n’ignorent aucun secret.

- Je suis obligé de répondre ? Le corps debout commençait à devenir menaçant.

- Sacré gamin ! Je te demande juste de ne pas nous faire remarquer. Sois un peu plus discret je te prie !

- Je crois que je vais faire exactement le contraire. Où est mon père ? Je constatai que mes craintes ne s’étaient toujours pas dissipées. La nuit était claire, le danger de la pluie semblait repoussé, mais j’hurlais cependant : « Où est il ? Rendez moi mon père !»

- Un instant…Tu es le fils de M. Kaufman ? M. F. Kaufman ?

- Pourquoi c’est vous qui avez ma sucette ? Pourquoi la Brigade l’a-t-elle enlevé ? C’est à cause de son travail au Parti ? Je vous en supplie, dites moi la vérité. J’allais me mettre à pleurer, quand il posa un genou à terre et mit ses deux mains sur mes épaules.

- Arrête, je t’en prie. Je peux m’expliquer. Le corps avait une expression étrange sur le visage, celle d’un homme résigné, un homme qui en avait trop vu et qui voulait vider son sac. Oui, tout t’expliquer, reprit-il. Je crois bien que jusqu’ici personne n’a remarqué ma présence. Et c’est tant mieux.

- A part moi.

- Justement. Sois gentil avec moi et je te révèlerai tout ce que tu dois savoir.

- Tout ? C'est à dire?

- Je vais te répondre au sujet de ta sucette. Je sais également où se trouve M. Kaufman. Je sais aussi qui sont les Autres.

Copyright Kusodomo 2006