1 sept. 2006

Nouvelle d'un monde possible Part II

Le Parti était ce qui était arrivé de pire dans la vie de mon père. Mais pas à ses débuts, bien au contraire ; avec le temps, tout devient relatif, et, sentant que sa carrière d’écrivain ne s’avérait pas une source de revenus réguliers (encore moins un facteur de stabilité pour le nid familial), il décida à contre cœur d’ajouter son nom à la longue liste d’héros littéraires du Parti. Grâce à un ami d’université, il proposa ses services au Journal, qui décida de lui donner sa chance. Il avait choisi son nom d’auteur suite à un double constat : de tous temps, les auteurs qui marchaient le mieux avaient souvent un nom en trois parties et étaient massivement originaires de Pologne, d’Autriche ou encore d’Allemagne. J’étais dans le salon le jour où mon père annonça son choix à ma mère.

- Walter F. Kaufman !

- Chéri, tu n’es pas sérieux. Tu n’es même pas juif ! Tu devrais avoir honte. Ma mère semblait profondément outrée.

- Je crois sincèrement que les gens n’accorderont aucun crédit à Paul Boyd ou à Naguib Khayat. M. Kaufman par contre…

- Pff…

- Pff toi-même. Ce n’est pas à moi qu’il faut en vouloir. Mais plutôt aux Autres.

- Ah oui ? Et pourquoi donc, cher Monsieur Kaufman ?

- Parce que c’est ainsi que fonctionne leur monde. Notre monde. Les temps ont changé. Irrémédiablement. Je dois à présent faire des choix intelligents, sinon on ne mangera jamais à notre faim, notre fils ne s’habillera pas décemment, pas d’eau propre, pas de savon, pas de dentifrice, caries, maladies, et tutti quanti. Et je t’en prie Chérie, c’est M. F. Kaufman.

- Tu dis vraiment n’im-por-te-quoi. Ma mère aimait décomposer les mots pour leur donner du poids. Et puis, je ne te connaissais pas aussi arrogant.

- Ce n’est pas de l’arrogance. Je suis réaliste, c’est tout. Ultra réaliste.

- Comme quand tu proclames que plus de 95% de la population a un QI à deux chiffres ?

- Exactement. Le Parti a annoncé une légère hausse: 97% depuis ce matin…

- Je préfèrerais que tu évites ce genre de propos au Journal. Le Parti est complètement infiltré, et tu sais bien ce qui arrive à ceux qui se croient supérieurs aux Autres…

- Je sais. C’est pour ça que je n’écris rien sur le réel. Tu dois respecter mon choix. Je ferai en sorte que les lecteurs n’en sachent jamais rien.

- Une fois que tu seras connu, et je te l’espère du fond du cœur, il est évidemment hors de question que tu me présentes à tes confrères et lecteurs comme Madame F. Kaufman.

- Si les circonstances m’y obligent, je le ferai, oui.

Instantanément, ma mère déploya son bras droit, et d’un mouvement latéral, envoya une pile de vaisselle sale se briser dans l’évier. Je me risquais rarement à intervenir dans ce genre de disputes, je me contentais simplement de les regarder ensuite se taquiner pour se réconcilier. J’observais la scène avec amusement, tout en repensant à ce que m’avait confié un jour mon père au sujet des femmes. L’hystérie féminine demeurait selon lui un tel mystère que même l'Académie de Médecine n'avait pu le résoudre.

M. F. Kaufman aurait donc l’immense privilège d’imaginer un monde fantastique pour son lectorat, un monde virtuel en décalage total par rapport aux productions des autres auteurs du Journal, plus enclins à gaspiller des litres et des litres d’encre noire pour la seule gloire du Parti, amplifiant les succès politiques de ses guides, alimentant la psychose du peuple et la haine des Autres. Disposant initialement d’une seule colonne dans la page « Nouvelles et Fiction », le Journal y fit paraître sa première nouvelle, intitulée « La providence », relatant l’histoire de deux enfants, une fillette de huit ans et son petit frère de cinq ans, longuement pourchassés par un ours affamé dans une forêt du comté, puis sauvés in extremis par un miracle spatio-temporel. Perchés sur les branches d’un platane, les deux gamins, épuisés par leur fuite, hurlaient au secours tandis que l’ours entamait son attaque en escaladant l’arbre à l’aide de ses puissantes pattes. Soudainement, une lumière jaillit au dessus de leurs têtes, laissant le ciel s’ouvrir pour en faire chuter dans un sifflement aigu une énorme enclume Black&Smith en plein sur la gueule de la bête. Saignant à flots et les os de sa mâchoire complètement brisés, la bête repartit vers sa caverne, hurlant de douleur.

Cette nouvelle connut un succès fulgurant. Critiques et lecteurs saluèrent ce conte d’un genre nouveau, soulignant que non seulement la scène était décrite avec un réalisme captivant, mais surtout que la chute de l’enclume symbolisait la préférence pour l’Homme d’une force supérieure et bienveillante, une force qui se rangeait finalement aux côtés du Parti pour lutter contre les Autres. Nous étions alors en 1911, les temps consacraient le génie de mon père et notre nid savourait sa nouvelle vie.

Le Journal s’empara immédiatement du succès de M. F. Kaufman, lui proposant de signer un contrat à vie. Il accepta sans même réfléchir aux répercussions d’un tel engagement. Le reste de la page « Nouvelle et Fiction » allait bientôt lui être entièrement consacré, et il honora le choix du Journal par une remarquable série de fiction relatant les faits d’une brigade de Police assez inédite. Cette brigade était en outre constituée d’êtres venus du futur et était spécialisée dans la résolution d’affaires de crimes dits « Crimes de la Matière Grise », enlevant intellectuels et citoyens populaires pour leur faire subir de pénibles expériences en laboratoire, avant de les relâcher dans la nature comme si de rien n’était.

La fiction se transformait à présent et sous mes yeux en une réalité insoutenable. Le véhicule de la brigade était bien réel et au fur et à mesure que la voiture de police s’éloignait, des fils blancs de lumière se multipliaient dans le ciel, perçant les nuages pour faire renaître l’espoir. Pourtant, il faisait nuit noire quelques instants auparavant, une nuit d’effroi amplifié par cette satanée pluie compacte. Je ne m’en suis pas rendu compte sur le moment, mon esprit était happé par une reconstitution au ralenti du corps tombant du véhicule, la pluie s’amenuisait, et à bien y regarder, le corps semblait remuer. Effrayé, je poussai brusquement un cri : le corps s’était à présent retourné sur le dos. Que peut bien faire un gamin de douze ans dans pareille situation sinon crier au secours ? Seulement voilà, au lieu d’un cri, ma bouche resta grande ouverte sans qu’aucun son ne puisse s’en échapper. Le corps ne me sembla pas familier, ce ne pouvait être mon père, cet homme semblait bien plus grand et bien plus robuste. Le corps essayait d’entrer en contact avec moi, mais à cause de ma propre respiration, je n’entendis rien. Il leva alors un bras, me pointa du doigt puis me fit signe de la main. J’avançais tout de même, je me trouvai à présent à moins de trente mètres du corps qui voulait, je le comprenais, que je m’approche encore plus. De son autre main, il se mit à fouiller dans sa poche, et en sortit ce que je crus être un bout de papier. Il le jeta dans ma direction. Le vent fit le reste du travail et le petit papier arriva à mes pieds, je me penchai pour le ramasser. Je pus lire : « Chupa Chups Pomme. Made in Spain. Exp. Date : 11.09.2066 ».




Copyright
Kusodomo-2006