30 août 2006

Nouvelle d'un monde possible

Mon père travaillait pour le Parti. Responsable de la page Nouvelles et Fiction du journal, sa journée se résumait à un bruit continu de frappes sur sa Remington. Le Parti comptait vraiment sur son travail : ses écrits captivaient le peuple, leur promettant un avenir imaginaire, toujours meilleur, niant avec force la réalité violente et macabre découlant d’une situation politique et sociale intenable. On traversait alors une période trouble, et ses articles agissaient alors sur la masse comme un euphorisant.

Il se réveillait à l’aube, préparait son thé et allait s’enfermer dans son bureau, juste au dessus de ma chambre, pour n’en ressortir qu’à l’heure du goûter. De mon lit, j’entendais le bruit continu de sa frappe. Il s’arrêtait parfois de longues minutes, puis reprenait de plus belle. Je comprenais que chaque halte correspondait à une relecture du paragraphe fraîchement écrit. J’étais bien évidemment interdit de séjour dans son bureau, hormis pour lui déposer de nouvelles ramettes de papier, vider la corbeille (rarement pleine, il écrivait avec précision, sans déchets) et nettoyer les touches de sa machine à écrire. L’après-midi, il se rendait au Journal, dont les bureaux étaient situés au sein du siège du parti, pour y remettre son travail. Et il s’y rendait à pied, toujours, car il opposait une farouche résistance à la société de consommation mise en place par les Autres, et à ses yeux, les véhicules de transport en étaient le symbole absolu. Marquant son inévitable arrêt chez le buraliste pour se fournir en Camel, les gens le reconnaissaient invariablement, et, à des regards exprimant un bonjour hésitant, il répondait par un petit sourire plein de fierté. Il distillait son travail avec une remarquable régularité, une photo de lui en noir et blanc rappelant tous les jours à ses fidèles lecteurs le visage du concepteur de ces histoires fantastiques.

Des hommes comme mon père, on n’en fait plus : le moule a été dérobé, détruit, enterré, oublié ; un subtil mélange d’intelligence et de misanthropie lui faisait écrire des choses qu’il regrettait toujours, fruits d’une imagination si prolixe que ses lecteurs en étaient devenus émotionnellement dépendants. Mais des choses à garder pour soi avant tout, surtout quand on côtoie des gens du profil de ses collègues du Parti.

Un jour de Novembre, je m’en souviens parfaitement car il pleuvait des cordes, et mon match de cricket avait dû être annulé, mon père était comme d’habitude sorti déposer son travail chez l’imprimeur du Journal. Tous les écrits déposés avant 19h étaient imprimés le soir même et paraissaient dans l’édition du lendemain. Toute la semaine, on aurait dit que la pluie l’empêchait d’écrire, et il venait me rejoindre dans ma chambre, avec encore et toujours sa question mystère du moment. Quoi que je réponde, la même question revenait.

- Pourquoi veux-tu devenir écrivain ?

- Mais je ne veux pas devenir écrivain. Jamais je ne pourrais écrire comme toi. Et puis je n’ai pas encore assez de vocabulaire.

- Les mots ont le pouvoir de créer des concepts mon fils, mais là n’est pas la question. Pourquoi veux-tu devenir écrivain ?

- Pour pouvoir écrire ce que je n’ose pas te dire.

- Pourquoi pas…Mais encore ?

Et ce fut ainsi toute la semaine. Ce matin-là, il me reposa cette même question, à croire qu’il s’inspirait de mes réponses pour écrire un quelconque dialogue. Quelques heures plus tôt, j’entendis le bruit incessant de sa frappe, encore plus fort que d’habitude. Puis le bruit s’arrêta net, définitivement. Près d’une heure s’écoula sans le moindre son, quand je fus surpris par le claquement violent de la porte de son bureau. Il devait être en retard mais il passa néanmoins me dire au revoir.

- J’y vais. Pendant mon absence, occupe toi bien de ta Maman.

- D’accord. Tu peux me prendre une sucette chez le buraliste ? A la pomme verte !

- Désolé mon fils, ce ne sera pas possible pour cette fois.

Ce sont les derniers mots que nous échangeâmes mon père et moi.

Debout dans la cuisine, j’observais alors par la fenêtre la nuit qui commençait à tomber, remarquant l’arrivée de nuages encore plus menaçants au dessus du quartier. Je fus alors pris d’un sentiment inconnu, une sensation nouvelle et saisissante, mais qui finalement ne laisserait présager rien de bon.

- Maman, Papa n’est toujours pas rentré. Ce n’est pas normal qu’il tarde autant.

- Mais non, ne t’inquiète pas.

- Il devrait déjà être rentré. Saloperie de pluie.

- Je t’ai déjà averti : on ne jure pas dans cette maison. La pluie est un cadeau du Créateur à notre bonne vieille terre, essaie de t’en souvenir. Et puis ton père se fait raccompagner par un de ses collègues ce soir. Il doit être coincé dans un bouchon, c’est tout. Va donc jouer à la toupie pendant que je te prépare des crêpes.

- J’ignorais que Papa avait sympathisé avec l’un de ses collègues.

- Les choses changent. Même pour ton père.

C’était à présent évident : Maman savait manifestement quelque chose qu’ils avaient réussi à me dissimuler toute la semaine. Ma mère était en fait ma belle-mère. Je l’appelais Maman quand même. Elle et Papa ont eu une aventure du temps où ma vraie maman était encore de ce monde. Victimes de la concupiscence, veuillez vous lever ! Des années plus tard, j’allais moi-même écrire un recueil de nouvelles intitulé « "J'ai envie de toutes les femmes, sauf de la mienne". De toute façon, la nature fait bien les choses et l’incapacité de mon père à remettre les choses à plus tard le poussa à épouser sa maîtresse peu de temps après le décès de sa femme. Malgré ses airs de campagnarde et son penchant pour le religieux, je réussis à développer un amour profond pour ma belle-mère. Je n’ai jamais connu ma mère. Elle-même était orpheline et avait tout de suite compris comment faire de moi son fils. Et moi aussi. C’est pour ça que je sentais qu’il se tramait quelque chose.

- Je t’aime Maman.

- Moi aussi mon petit lapin des bois. Allez va jouer.

En sortant de la véranda, j’aperçus une lumière de phares pointant vers chez nous. Puis une seconde lumière, des gyrophares cette fois-ci : c’était la Police. Mais au lieu d’avancer jusqu’à la maison, le véhicule s’arrêta à une centaine de mètres. Une des portières arrière s’ouvrit, et un corps en fût projeté. Puis la voiture redémarra, fit demi tour et disparût dans la pluie noire.

( A suivre, évidemment!)


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