29 déc. 2006

Hector, Ramon et Natacha

J’ai coupé boulevard Insurgentes pour me rendre chez Ramon et pour une fois, la route n’était pas bondée. En général à Mexico, les gens ne marchent pas, du moins pas des masses, alors ils saturent le trafic avec leurs vieilles coccinelles et se tassent dans leurs saloperies de bus Hispano orange clair. Il n’y a qu’à sortir la tête de la fenêtre pour se rendre compte à quel point nos trottoirs sont déserts. Contrairement à ce satané macadam. De toute façon, l’air dans la Zona Rosa est devenu irrespirable. Paraît que c’est aussi pollué qu’en Pologne. Ce soir, les gringos et leurs femmes sont donc enfermés chez eux où c’est souvent si mal isolé qu’ils se terrent dans leurs salons sous les couettes en face d’un écran à regarder cette épouvantable starac. Qui va gagner cette année? La grosse tante des caraïbes ou la petite chienne lubrique de l’Annapurna ? Mystère et boule de gomme et en fait je m’en fous. Moi je suis fan de reportages animaliers et de films porno gonzo. Tout le reste me donne mal au crâne. Le peuple mexicain est complètement accro à ce nouveau style d’émissions télés, où tous les ingrédients d’une bonne soirée sont mélangés pour offrir au gringo de base un show musical parsemé de fausses révélations, toutes simulées, mais un vrai show parcouru de vraies séquences de lapdance. Ramon habitait un vieil immeuble dans la rue Brigate, en plein Zona Rosa, à trois blocs d’El Lobo, la nouvelle boîte des frères Diaz.

Je travaille pour El Tigre Diaz depuis que j’ai cinq ans. Ma toxico de mère lui devait de l’argent, beaucoup d’argent, et ne pouvant le rembourser, El Tigre l’avait livrée à sa bande, qui l’avait alors violée avant de lui trancher la gorge. Ils l’ont ensuite enterrée dans le désert. El Tigre avait décidé de me garder auprès de lui, au début, en guise de paiement, mais finalement, je me rends compte chaque jour qui passe qu’il m’a élevé comme son propre fils. Je repense alors à son visage quand je l’ai quitté ce matin : El Tigre ne plaisantait plus quand il s’agissait de Ramon. Alors j’inspire profondément, récite un « je vous salue marie » avant d’avaler en vitesse les escaliers des quatre étages, frappe à la porte de Ramon mais c’est Natacha qui m’ouvre en me glissant une délicieuse bise dans le cou tout en réajustant son décolleté vert bouteille. Elle portait un jean taille basse bleu pétrole un peu trop large pour elle et ne portait rien aux pieds. Je l’aurais bien tirée, mais je passe toujours en speed. Peut être après, si la chance lui sourit, ou alors jamais.


Je traverse le hall et pénètre dans la grande pièce de l’appart pour constater que Ramon est en caleçon, le torse nu. Il avait pris au moins dix kilos depuis son dernier marché avec El Tigre et semblait ce soir parfaitement greffé dans son canapé lit, un pied sur la table, complètement absorbé par les images défilant sur l’écran :

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- Tu regardes quoi, je lui demande ça comme ça, pour le faire parler un peu.
-
La starac amigo, assieds-toi c’est la grande finale. Avec le clou de la soirée : Shakira! Tu vas voir, elle a un cul amigo, un de ces culs... »

Ramon a la voix un peu cassée, mais je crois déceler en lui un besoin infini de connaître l’issue du show, le suspens lui ronge tellement la cervelle qu’il me semble qu’il saigne d’une oreille. Le gagnant de ce soir remporte 100 millions de pesos et un séjour tous frais payés à Porto Allegre au Brésil. Mais manque de bol pour Ramon, ce soir c’est sa dernière chance à lui aussi. Son père livrait El Tigre depuis toujours, des livraisons qui allaient du C4 à d’authentiques cheveux de Ramses II, en passant par des caisses d’armes et du matériel de laboratoire pour traiter la cocaïne. Depuis sa mort tragique l’an dernier – en plein pic de chaleur, mort de soif- Ramon travaille directement avec El Tigre. Et ça se passe plutôt mal.

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- Mais non, tu sais bien qu’il a horreur de mater ça, lança Natacha. Hector, je te sers quelque chose ? J’ai du rhum brun si ça te dit, de l’Havana Club.
-
C’est bon je sais où c’est, je cours me servir un verre, je reviens ».

Natacha avait vu juste. J’étais passé pour voir Ramon et régler notre affaire, mais pas pour scotcher devant leur télé comme un con. J’en ai donc profité pour aller dans la cuisine, où trônait une bouteille de Laurent Perrier Brut Rosé dans un seau quelconque débordant de glace. A côté se trouvait en évidence un paquet jaune de taille moyenne - je crus d’abord que c’était une boîte à chaussures - avec un post-it collé par dessus. Je me suis naturellement servi une coupe de champagne puis suis retourné au salon. Hormis le canapé où se tenait Ramon, il y avait un autre fauteuil où était affalée Natacha. Je me suis donc assis tout près d’ elle, assez pour sentir son odeur. Son regard était profond mais ne signifiait toujours rien à mes yeux. Elle, ce salon, Ramon, l’ambiance de ce soir : tout m’excitait.
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- Qu’est ce qui t’arrive Natacha, t’es complètement molle ce soir, je lui ai demandé ça sans vraiment savoir pourquoi.

- Ca faisait longtemps que tu n’étais pas passé nous voir, c’est tout.
-
Je sais, je sais, mais demande plutôt à Ramon pourquoi il m’invite plus chez lui, lui sait exactement pourquoi, Baby. N’est-ce pas Ramon ? »
Mais Ramon ne me regardait déjà plus. Parfois dans les pires moments, les gens nient la réalité et s’évadent dans des mondes parallèles où leur vie, leur avenir, leur univers même semble à l’abri des catastrophes. Sauf que personne ne peut enfermer tout l’univers dans un putain de cocon, parce que l’univers est immense et qu’il est lui-même soumis à des forces inouïes, qui le déforment par endroit, détournant le temps et creusant l’espace. Pour l’Homme, les pressions subies sont parfois bien pires. Ramon avait eu sa chance et El Tigre s’était montré patient comme jamais. Mais à présent, il n’était qu’un pion insignifiant sur l’échiquier des frères Diaz. Un pion à sacrifier.

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- Je t’interdis d’appeler ma nana Baby, bizarrement Ramon ne semblait plus tellement absorbé par son émission pour troll défaillants. Mais toujours aucun regard en ma direction. Dis moi Hector, pourquoi tu ne respectes pas les codes bordel de dieu de merde ? Tu sais bien que Natacha est à moi, tu le sais non ? Ramon était à présent connecté à moi à 100%. Il hurlait : réponds moi, connard de gringo !

- Ça tombe bien qu’on parle d’interdit, de ce que tu as le droit de faire ou non. Je croyais t’avoir expliqué avant de venir que je voulais que ce soit concis cette fois-ci. J’ai même utilisé le terme « Expéditif ». Alors quoi ? Tu as perdu ta langue pauvre petit con ? Tu as encore merdé et j’entends d’ici les hurlements d’El Tigre quand il saura que j’ai du retard. Alors donne moi ce pour quoi je suis venu, tout de suite. En général, dès qu’on signifie aux types comme Ramon qu’El Tigre était pressé, leur bite ramollissait. Ramon était acculé.

- Mais non, tout est dans la cuisine. Y a même un petit mot pour toi sur le paquet. Sa voix était de plus en plus aigue.

- Ah ouais, ben j’ai pas fait attention. Une seconde, téléphone. C’est Julia. Je te rappelle…non je travaille là…oui, d’accord, je fais vite, ciao. Alors, ces masques putain, ils sont où ? Ma patience déjà courte venait d’atteindre sa putain de dernière limite. Les masques doivent être chez El Tigre à 22h pétantes. Il est 23h.

- OK OK, tu as une heure de retard, mais hé, c’est pas ma faute, moi je suis là depuis …depuis quand Natacha ? Hein ? Dis-lui toi !

- Depuis que la starac a commencé. Natacha jouait avec ses cheveux. Son regard ne quittait plus l’écran.

- Bon on abrège. Je me disais que finalement ça allait mal se passer ce soir.

- Putain, mais je t’ai dit qu’ils étaient dans la cuisine. Dans un paquet jaune, avec un mot collé dessus.

- Non, je n’ai rien vu. Le visage de Ramon est subitement parcouru de zébrures roses. Son visage reste normal mais je me dis qu’intérieurement c’est l’implosion.

A ce moment précis, on sonna à la porte. Natacha se leva brusquement pour se diriger vers l’interphone. Arrivée à ma hauteur, je la saisis violemment par l’excèdent de jean qui formait une entrée d’air au niveau de son cul. « Lâche la conio », hurla Ramon.

- Je pensais avoir été clair : personne ne passe quand tu me fais une livraison.

- Calmos, Hector, ce doit être la pizza que j’ai commandée » Je regardais Ramon droit dans les yeux, mais lui préférait griffer le rebord du canapé avec ses ongles, tout en fixant de nouveau la télé.

- T’écoutes ce que je raconte, Cabron ?! Eteins moi cette putain de télévision de merde. Ma main était déjà partie chercher son but à l’intérieur de ma veste. Natacha Baby, renvoie moi cet enculé de coursier d’où il vient. Ramon, tu as une minute. Active toi putain.

- Bien sûr Hector, bien sûr. Mais attends, ils vont donner le résultat des votes du public maintenant, ensuite je…

Rien sur cette terre n’estaussi intraitable q’un M92F à bout portant. Ou alors un Desert Eagle .50 AE, mais trop lourd à porter donc j’ai laissé tomber et ne l’utilise que pour les grandes occasions, comme l’an dernier pour la prise de la boîte d’El Nino. Natacha était en état de choc et allait sans doute se mettre à hurler, son corps tremblait comme s’il était habité par le démon, j’étais donc obligé de lui régler son compte à elle aussi. Je l’ai relâchée, et après avoir rampé comme une chienne, elle s’est par instinct agenouillée à côté du corps sans vie de Ramon. La balle lui avait traversé le haut du crâne pour ressortir par sa joue gauche. Et c’est là précisément que cette pauvre fille le caressait, au niveau de ce trou grillé par la balle, épaissi par le flot continu de sang qui se déversait en continu sur le canapé-lit. Je décidai d’être clément et la gratifiai de trois balles qui lui traversèrent le sein gauche pratiquement au même endroit. A présent effondrée sur Ramon, Natacha ne m’attirait plus. Les deux corps semblaient étrangement orientés vers la télé, que je m’empressai d’éteindre. La scène était tout à fait cocasse : ce connard de Ramon attendait vraiment le résultat des votes. Je retournai ensuite à la cuisine. Les masques étaient bel et bien dans le paquet posé près du champagne. Mon téléphone sonne, c’est El Tigre. Je lui réponds que tout va bien, range mon Beretta dans son holster, avale une dernière gorgée de champagne en me dirigeant vers la porte. Je laisse tomber la coupe vide au sol, elle se brise, et je me dis que toute cette histoire ne rime à rien et que j’aurais simplement dû les tuer sans perdre autant de temps, ajuste mon col, empoigne la porte et sort. Tranquillement.

Arrivé en bas de l’immeuble, je rencontrai Pablo. Lui aussi travaille pour El Tigre :

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- C’est toi qui as sonné ? je lui demande pour vérifier

- Ben oui. El Tigre dit que ses enfants vont être contents pour les masques.

- Je sais. Je viens de lui parler. Il nous attend à El Lobo.

- Tu sais Hector, Ramon était quand même le cousin d’El Tigre.

- Je sais bordel, je sais. Mais je lui ai dit d’éteindre cette putain de télé, rien à faire, il voulait pas putain.

- Et sa nana ?

- Elle allait commencer à gueuler j’ai pas eu le choix.

- Je l’aimais mec.

- Arrête ton char et va chercher la voiture.

- T’es venu à pied ?

- Mais non putain. J’ai pas envie de conduire c’est tout. Va juste chercher ta caisse qu’on se tire d’ici vite fait. »