25 mars 2008

L'école du doute

Nacer nous vient tout droit de la téci.

Avec son frère ainé Hassan, ils ont poussé parmi les orties, dans le 92, Seine est leur style, Judo leur vie. A présent, le plus jeune des deux frères est coach d'arts martiaux à la salle de sport que je fréquente. Le grand est dans l'équipe de France de Judo, catégorie +100 Kgs.
Faut voir un peu la carrure de la bête Nacer : 1,75 m pour 90 kilos, une vraie brute à l'ancienne. En gros, ce mec peut retourner un arbre.

Ils nous arrive alors de tchatcher ensemble, entre deux séries d'abdos ou au sauna, le courant passe carrément. On parle de tout. De la salle, de la thune que se font les riches au Maroc, des mères célibataires qui persistent à fréquenter la salle mixte bondée d'excités bodybuildés lubriques...
Nacer est ami avec Teddy Riner: 100 kilos d'Ippons sur la balance. Ils ont grandi ensemble.
Alors, comme un gamin sur le point de lire la fin d'Harry Potter, au sauna, je lui demande:

"
- Putain, mais c'est dingue quoi. J'ai vu ton pote Teddy à la télé hier soir, il a tout niqué à ce rassemblement! C'est pas possible, c'est pas humain ce qu'il fait ce type!
- Laisse tomber qu'il me répond sec. Attends, je vais ajouter de la flotte. Voilà, c'est bon là. Y a au moins 82°C. Je vais te donner un conseil de pro: le sauna faut y entrer sec. Tu restes 10 min, tu sors et te mouilles la tête. Resèche, rentre et comme ça pendant 1h.
Là tu élimines toutes les toxines que tu veux!
- Ouais ça suffit là déjà, j'ai chaud grave. Je transpire comme un ours.
Qu'est ce qu'on disait? Ouais: et donc, ton pote, il tape des trucs?

Nacer esquisse un petit sourire en coin, je m'attends à une révélation:

- Tu sais man, faut savoir un truc déjà. Le sport pro, c'est une vie. Mon frère et moi tu vois, on est nés à la téci. Comme Djibril.
- Ladoucouré?
- Mais non putain. Dans Doucouré, y a pas de L. Pourquoi nous les arabes on n'égratigne que les noms de keublas.
- Ouais ça va hein, j'en sais rien. Je suis pas un rebeu, je suis né à Casa. Parfois le ton monte avec Nacer. Je mets ça sur le coup des hormones... Et donc? lui demande-je, raconte un peu, des trucs d'insiders!!!
- Et donc on faisait partie d'un groupe de 30 gamins de la téci des Roses, avec Teddy, mon frère, Hadji et Rémy, qui nous a quitté il y a deux ans. Pas de vagues hein, que du sport. On nous a rapidement identifiés comme de futurs talents. Alors nos parents, nos mères surtout, qui voulaient pas nous voir rejouer la scène finale de la Haine en bas de l'immeuble familial, ont accepté l'argent de l'INSEP. C'est comme des supers alloc quoi.
- Je vois. Et ensuite, vous avez été où?
- Ben au centre national de formation. Au début, tout le monde est ensemble, même batisse, même dortoir, on prenait tous nos repas ensemble. La colo quoi. Jusqu'au jour où on t'attribue ton coach perso, et là, c'est la guerre qui commence. La vraie, une putain de guérilla du sport.
- Quoi, ils t'ont séparé de ton frère?
- Non, j'ai eu de la chance. Heureusement, j'aurais pété les plombs sans lui, trop dur. On a tout traversé ensemble. Le plus dur, c'était l'entrainement mental.
- Du genre?
- Ben du genre déjà ton programme basique est trash: tu te lèves à 6h du mat, 1.000 pompes au réveil rien que pour salam alaykoum, ensuite, petit déj, à avaler en moins de 10 minutes, sinon rebelote les pompes. Et entrainement judo de 7h à 10h, suivi d'un footing d'une heure sur le 400m du stade de l'Insep. Cours de langues et de math, déjeuner, sieste et entrainement encore une fois, à 17h, t'es déjà grillé pour le mois. Mais c'est pas fini. 18h: natation. Des séries de 20 A/R sur le 50 mètres de l'INSEP. Après diner, lecture obligatoire (que des bouquins de guerre et d'espionnage). Et...
- Wa, ça va quoi. C'est pas la mort non plus, l'interrompais-je.
- Mais quoi!?? Ferme la putain, tu sais pas de quoi tu parles, attends je te finis le programme.
- Ouais parce que là franchement, j'ai déjà vu pire, genre les entrainements des marines ricains ou du GIGN même. Ca a l'air nettement plus trash.
- J'avais 11 ans, mon frère en avait 13.
- Ah oui, c'est clair qu'à cet âge, ce devait pas être gai tous les jours. Vos parents étaient au courant?
- Mes parents ne savent ni lire ni écrire. Ils prenaient l'enveloppe de la fédé et on leur téléphonait une fois par mois, avant de les retrouver l'été pour un mois en famille. Et même là, les mecs du centre de formation appelaient ma mère tous les jours :" oui, pas trop de gras je sais Monsieur qu'elle leur répondait, pas trop de tajines...pas de frites, j'ai fait du poisson frit pour le midi...bien sûr :pas trop de bruit pour bien dormir...leur récupération est cruciale, merci Monsieur..." Etc.
- Nacer, j'avais envie d'en savoir plus: c'est limite s'il dictaient à ta mère comment vous éduquer, non?
- C'est clair qu'il me répond. C'est comme ça qu'ils construisent une relation supra familiale: ta vraie famille ensuite, c'est tes frères de l'INSEP. C'est le fondement du programme Mental.
- Quoi c'est le nom du programme?
- Bien sûr, y a toute une équipe de psy et de toubibs dédiés à muscler nos esprits, avec des PC et tout le tralala.
- Un esprit sain dans un corps sain quoi.
- Un esprit de battant dans un corps de combattant. Tu sais le soir, on allait se coucher autour de 22h, et dehors, il faisait -5°C. Le centre de formation, situé à l'extérieur de la ville, est mitoyen à la forêt de Clairefontaine, site des Bleus.
- Ouais je connais, continue.
- Ben les mecs, ils nous réveillaient à 4h du matin, et ensuite fallait les suivre dans le froid ces enculés d'instructeurs, et courir.
- Quoi à 4h du mat? J'hallucine.
- Ben oui.
- Tous les jours? Je ne pouvais y croire, c'étaient des enfants.
- Oui.
- Quoi c'est des chinois vos coaches?
-Attends je te raconte. On courait dans la forêt oui, mais y a pas de piste ou de sentier à suivre. Ça caille sa race, il fait nuit, y a même des hurlements de loups et tout hein. Genre si tu perds le groupe, t'es dans la merde, y a pas de petit cailloux du poucet ou je sais plus comment il s'appelle. A moins de savoir lire dans les étoiles pour se repérer, si t'es seul, tu te perds. Et c'est ça qu'ils cherchent en réalité. A te foutre la trouille, te laisser te démerder tout seul, toi, tes mains, tes pieds et ta tête. Cours et tu rentres peinard. Prends du retard et c'est mort. La nuit, le froid et les larmes. Le lendemain, quand tu retrouves le chemin du centre, il est déjà midi, soit toute la nuit et la matinée à chercher ton chemin en terre hostile...
- Quoi sérieux, ils t'ont déjà largué au milieu de la forêt?
- Au moins 20 fois. C'est un entrainement pour la tête.
- Et ensuite?
- Ensuite, ben aujourd'hui, quand je rentre sur un putain de tatami, je repense à ces moments seul à chialer ma race dans la forêt. Cette forêt symbolise pour moi la défaite quoi.
- Donc t'y penses même en compète?
- Oui, parce que c'est un entrainement qui a musclé mon esprit.
Fort dedans et dehors. No limit quoi. Comme j'ai pas envie d'y retourner à cette forêt, je dois battre l'adversaire, qui veut m'y emmener.
- Attends, et vous preniez des trucs?
- Je vais pas te la faire à l'envers: dans le sport de haut niveau, tout le monde se dope.
- Quoi? Même au judo? Je peux pas y croire. Et au tennis?
- Y a des mecs qui se dopent pour mieux s'entrainer, d'autres pendant les compètes, d'autres tout le temps. Mais je ne connais aucun sportif de haut niveau "sobre".
- Federer? Nadal? Karim Benzema? Zidane? Christiano Ronaldo?
- Tous ceux-là tu vois, c'est des stars: ils tapent des trucs designés spécialement pour eux. Laisse tomber, c'est des laboratoires de ouf, des enjeux de ouf, les mecs ils t'alignent du cash à la sortie des tests en labo pour que tu fermes ta gueule. Alors, quand t'as 17 ans et envie de briller, tu fais pas le difficile.
- Ah bon?"