18 juil. 2007

Imad et le Polaroid du Temps


Imad a douze ans et connaît déjà Derb Ghallef comme sa poche. S’il s’y rend régulièrement, ce n’est ni pour chiner ni pour acheter du «fromage rouge» de contrebande. Ce qui l’intéresse, ce sont les jeux vidéo pirates. Il vient justement de pucer sa nouvelle xbox, et il sait que le seul sur le souk à vendre des jeux vraiment compatibles, c’est « Le Toubib ». Véritable mythe urbain, il est connu pour avoir été le premier au Maroc – et peut être même sur Terre se disait Imad - à avoir pucé avec succès la nouvelle PS3. C’est un mec plutôt cool, la trentaine à peine. Il vit toujours avec sa famille, à deux pas du souk. Pour certains gamins de Joutiya, Le Toubib est un véritable sorcier.

Imad arrive devant l’échoppe du docteur, le cœur rempli d’espoir. Excité comme un fou, il doit toutefois dissimuler son impatience, au risque de voir le coût de la transaction grimper.
La boutique du Toubib, située à la sortie du Derb, face au parking, est plutôt minable : un carré de 17 m² donc l’entrée est définie par un comptoir complètement tordu agrémenté d’un large fauteuil de bureau en cuir complètement usé ; on est agressé par un poster géant de Samourai Showdown collé sur un mur en tôle, quelques amplis pétés et de vieilles carcasses de Super Nes et de MegaDrive jonchent le sol en hemri, tandis que du matériel de bricolage est éparpillé un peu partout dans l’échoppe…Le Toubib se tient debout derrière le comptoir. Il porte une veste de l’armée allemande, un short noir et des brodequins. Par réflexe, il se baisse et sort un carton de CD divers, tous piratés et le propose à Imad, qui coupe net :
«

- Il n’y a que Far Cry The Survival qui m’intéresse. On dit que tu l’as cracké !

- Oui, réponds Le Toubib. Mais je n’ai aucune copie dispo ici. Si tu veux, je vais chercher les CD à la maison et je reviens. Dix minutes maxi.Ca te va ?

- Bien sûr, depuis le temps que je veux jouer à Far Cry. J’attends ici !

- C’est 25 balles pour Far Cry. Y a 2 CD, c’est pour ça.

- D’accord, de toute façon, je peux aller même jusqu’à 100 balles pour ce jeu !

- Alors on fait comme ça. Regarde, tu passes le comptoir et tu te poses sur le fauteuil. Tu touches à rien qui ait l’air d’avoir de la valeur. Si quelqu’un te demande quelque chose, réponds juste que je ne tarderai pas, tu seras gentil.

- Ok, pas de problème. Je ne bouge pas. »

Le Toubib parti, Imad sait que l’affaire est dans le sac. Tout excité, il serre les poings et les ramène à lui en poussant un petit cri de joie. Son coude droit tape accidentellement dans le carton de CD resté sur le comptoir : le contenu se renverse, certains CD quittent leurs pochettes et roulent vers le fond de la boutique. Imad se lève brusquement, range les CD à portée immédiate et cherche des yeux les plus éloignés. Il se met alors à les ramasser délicatement, sachant que chaque CD brisé lui coûtera 10 dirhams. Il parvient finalement à tous les remettre dans leurs pochettes, tous, sauf un seul, parti rouler derrière un amas de cartons posés dans le coin gauche de l’échoppe.

Après avoir poussé quelques consoles, Imad est en train de pousser les cartons pour accéder au disque, quand il découvre un objet qui lui est familier : un polaroid. La dernière fois qu’il en avait vu un, il devait avoir 6 ou 7 ans. Son père avait en permanence dans son portefeuille un cliché de lui et de sa petite sœur pris justement avec un polaroid. Il avait expliqué le système à Imad : un clic et la photo s’imprime directement sur l’appareil. Magique ! Le numérique était depuis passé par là et son père regrettait que les gens se fussent lassés d’un objet pourtant si pratique. Lui-même avait abandonné le sien à la poubelle, les pellicules étant introuvables au Maroc depuis les Jeux de Séoul en 1988.

Imad saisit alors le Polaroid, le pointa vers l’extérieur du magasin, en direction des voitures stationnées puis appuya sans conviction sur le bouton « Shoot ». A sa grande surprise, il restait de la pellicule et un petit carré de papier commençait déjà à s’échapper de l’appareil. Imad extrait délicatement la photo et commença à la faire sécher, comme le lui avait expliqué son père. La photo devenait pourtant de plus en plus claire, mais Imad ne parvenait pas à définir ce qui était représenté. Il avait pourtant visé le parking, mais au lieu de cela, l’image qui apparaissait montrait autre chose : un terrain vague et l’horizon coupé en deux par un palmier géant. Imad se dit alors qu’il s’agissait sûrement d’une vieille image restée captive dans l’appareil. Cette fois, il se tourna vers l’intérieur de l’échoppe, visa les consoles posées à même le sol, et appuya sur « Shoot ». La photo qui en sortit montrait un tas de casque multifonctions avec une visière bleue et un kit de transmission micro oreillette. Le casque en question portait l’inscription « Le Toubib Hardware » ainsi qu’une référence : 2763/Fp.

Imad se frottait les yeux tellement le cliché paraissait réel. Persuadé d’être le dindon d’une farce bien pensée, il reprit le Polaroid, et le braqua alors vers son visage. « Shoot » ! La photo qui en sortit montrait un visage d’enfant, le sien à l’âge de 7 ans. Imad, incrédule, lâcha brusquement l’appareil, qui se brisa légèrement au contact du sol. C’est précisément ce moment que choisit Le Toubib pour faire son apparition :

«

- Je croyais pourtant t’avoir dit de ne rien toucher ! Ah les gosses d’aujourd’hui, vous ne tenez pas en place ! Le Toubib se penchait pour ramasser les restes du Polaroid.

- Je peux te rembourser. Je vais chercher mon père, il te remboursera, dit Imad tout en essayant de dissimuler des petits sanglots.

- Ne t’en fais pas, va. Je peux le réparer, et j'en ai même un autre. Le Toubib souriait. Je vais te montrer ce dont cet appareil est vraiment capable. Viens voir.

- Je suis déso…

- Laisse tomber je te dis ! Le Toubib riait à gorge déployée. Jamais Imad ne put penser qu’un commerçant de Joutiya puisse être aussi tranquille, si détaché par rapport à sa marchandise.
Ecoute petit, reprit le Toubib, ici, tout se casse et tout se répare, tout se prête et finalement rien ne reste. Hormis les souvenirs. Et je suis sûr que tu en as à revendre, je me trompe ?

- Non, c’est vrai. Imad était happé par les propos du Toubib.

- Et si je te disais que je peux te montrer tout, ton enfance, ce que tu faisais hier à l’école pendant la récréation, où même ce que tu feras demain ?

- Pardon ? Je ne comprends pas.

- Alors regarde. Et ne dis rien.» Le Toubib paraissait sûr de lui…

Le Polaroid est un appareil équipé très simplement : un bouton pour prendre la photo, un autre pour dérouler ou enrouler la pellicule, et enfin, le bouton du flash. Le modèle du Toubib était inédit, il l’avait trafiqué lui même et après maintes modifications, y avait ajouté 3 nouveaux boutons : un bouton P, un bouton Pn et un bouton Fp.
Quand on presse le premier, le Polaroid a la capacité de plonger dans la mémoire de la chose visée et l'aspirer, qu’elle soit de forme humaine ou non.
Le bouton Pn lui, permet de prendre des clichés du présent, tout en les embellissant.
Le dernier bouton est la véritable prouesse technique signée Le Toubib, car il a la particularité de happer les vibrations des cordes de l’espace temps pour restituer une image fidèle d’un futur éventuel.

«

- Incroyable, Imad n’en revenait toujours pas.

- Et si je te dis que tout à l’heure, quand tu t’es pris en photo et que l’image était la tienne 5
ou 6 années plus tôt, tu étais en mode Fp ?

- Ben impossible, c’est une photo de moi dans le passé. C’est sûr, je dois avoir 7 ans sur cette photo ! Donc à la rigueur, j'étais sans le savoir en mode P.

- Non, Imad. Tu te trompes. C’est bien ton image future. Car tu es comme moi, comme tous ceux qui aiment les jeux vidéo. Tu es un grand enfant et tu le resteras, pour toujours.

- Je ne vais donc jamais grandir ? Imad ne comprenait décidément plus très bien…

- Si, bien sûr. Tu grandira, fondera un foyer, paiera tes impôts, enterrera tes parents et tes meilleurs amis, mais au fond de toi, tu resteras toujours le même enfant que la vie ne cesse d’émerveiller. Debout à présent!»

Imad se réveilla en sursaut, le fauteuil était décidément bien trop confortable, assez en tout cas pour piquer un petit roupillon ! Il était toujours seul dans la boutique du Toubib. Rien n’avait bougé, la boite de CD était toujours posée sur le comptoir, les cartons à leur place et les consoles en l’état. Il regarda alors sa montre, une bonne demi-heure s’était écoulée: il s'était bel et bien endormi! Il quitta alors le fauteuil et se dirigea vers le tas de carton pour vérifier que le polaroid y était bien : rien, il n’y avait rien.

Le Toubib était de retour, il tendait le CD de Far Cry à Imad, qui lui dit :

«

- Dis moi, il y avait quoi avant ici ?

- Tu parles de mon magasin, petit ? Le Toubib ne cessait de lui sourire.

- Non je parle du souk. Il y avait quoi à la place du souk ?

- Je ne me souviens pas très bien, mais j’imagine que c’était un terrain vague, avec peut être quelques palmiers. Toute la ville devait être comme ça il y a 50 ans. Pourquoi donc?

- Je crois que je me suis endormi. Désolé. Je n’ai pas réalisé…

- Pas grave. C’est de ton âge, et puis faut considérer l’émotion aussi : tu as passé un moment à tourner dans le souk avant de venir me voir, et tu sais que ce jeu est différent de ceux auxquels tu as pu jouer jusqu’ici, n’est-ce pas ? C’est pour ça que tu l’attends si impatiemment, non ?

- Oui, c’est un jeu de tir à la première personne, un monde d’adulte, violent, sanglant même. Mais extrêmement réaliste. Le jeu s’inspire des guerres réelles actuelles en Afrique et au Proche Orient.

- Exactement, répondit Le Toubib. Mais n’oublie pas, tu resteras toujours un petit homme. C’est l’image que ton âme te renvoie, et tout le monde, avec de la volonté, peut la voir. Même hors du temps, dans tes rêves, ton passé, ton présent, ton avenir. Alors continue de voir la vie comme tu le fais si curieusement, avec des yeux d'enfant. D'ailleurs, regarde, j'ai un truc qui peut t'intéresser : c'est un casque pour les FPS que je suis en train de bricoler. Je rêve d'en produire en série. Regarde la visière bleue, pas mal non? Mais je ne suis qu'un petit commerçant du Derb, sans espoir, alors tu sais...

- Détrompe-toi, lui dit alors Imad. J'ai vu une partie de ton avenir, tes efforts porteront leurs fruits un jour, je t'en donne ma parole!

- Et comme on dit : la vérité sort de la bouche des enfants... à bientôt petit!»