28 févr. 2006

Fable indienne


« Seuls les poissons morts vont avec le courant. Celui qui saura saisir le véritable sens du Ja-Lin Gon deviendra le maître du monde. Un maître du monde immortel, et bon».

C’est par ces mots mystérieux que se clôt le testament de Raj Thakkar, grand mathématicien indien de la fin du XXème siècle et fondateur en 1968 du SPIRITH, le plus grand orphelinat d’Inde et du monde. Sa passion pour les jeux de logique et de stratégie était légendaire, et volontairement contagieuse, au point qu’il passa les dernières années de sa vie en la seule compagnie de jeunes orphelins, avides de savoir et de connaissance. N’ayant jamais été marié, Raj Thakkar n’avait eu aucune descendance. Il rattrapait ainsi le temps perdu.

Parmi ces enfants se trouvait Sivarna, un jeune orphelin particulièrement doué. Lors de leur première rencontre, Raj cru déceler en cet enfant des aptitudes inouïes pour le jeu et les mathématiques. Certains de ses proches affirment même que les derniers mots exprimés par Thakkar sur son lit de mort étaient destinés à Sivarna : « Destinée…sublime…Sivarna…Sharingan, Ja-Lin Gon…sauve le monde ! »

Petit à petit, les autres enfants s’écartèrent d’eux-même, naturellement, pour laisser se développer le génie de Sivarna, que seul le Maître pouvait réveiller. Raj Thakkar lui consacra alors ses trois dernières années, dans un quasi tête à tête, à travers l’enseignement des échecs et des mathématiques.

Ensemble, ils réalisèrent également plusieurs puzzles de 100 000 pièces chacun. Une fin de vie ludique en somme, mais surtout un enseignement inestimable pour qui cherche à structurer sa vie à travers la structuration de la pensée.

Aujourd’hui, Sivarna a 35 ans. Il est le champion du monde incontesté des échecs. Passé grand maître quelques mois seulement après le décès de Raj Thakkar, Sivarna a éclaboussé de toute sa classe l’univers des échecs, dominé jusque là par d’obscurs joueurs russes. Certains avancent même l’idée que le grand Kasparov se serait suicidé suite à plusieurs défaites d’affilée contre Sivarna, toutes humiliantes, toutes historiques, Sivarna révolutionnant à chaque nouvelle partie les théories les plus avancées de ce jeu intemporel.

Jeune champion au charisme infini, Sivarna était le seul à faire don de la totalité de ses gains aux bonnes oeuvres.

Au courant de l’année 2002, et suite à un nouveau titre de champion du monde acquis en Indonésie, Sivarna tomba gravement malade. Il fut alors transporté à l’hôpital, où il fût interdit de visite durant toute sa convalescence. La presse lui menait alors la vie dure et les médecins, admiratifs et respectueux, décidèrent de faire bloc pour le protéger.

Un jeune indonésien parvint tout de même à accéder à sa chambre. Sivarna fut alors saisi par la détermination du petit bonhomme : ce dernier venait lui rendre visite pour lui offrir un présent particulier : un puzzle de seulement 2.999 pièces aux propriétés prétendues magiques.

Sivarna fut étonné de voir que le puzzle n’était accompagné d’aucune image, d’aucun dessin ou motif qui pourrait l’aider à le reconstituer sans erreur. Etrange puzzle…Il promit de s’y mettre dès qu’il fut guéri.

A présent guéri et toujours au sommet de son art, Sivarna se mit soudainement à délaisser les échecs, pour ne se consacrer qu’à son puzzle. La compétition ne l’intéressant plus, il se retira en décembre au sommet du Kilinkirgom, sixième plus haut sommet de la chaîne himalayenne et réputé inaccessible, n’emportant avec lui que des vivres, quelques livres d’histoire, une radio et son mystérieux puzzle indonésien.

La légende raconte que le lendemain de Noël, Sivarna parvint à reconstituer son puzzle pour la première fois. L’image figurant sur le puzzle reconstitué représentait un littoral noyé sous les eaux, alors qu’au large se profilait une vague titanesque, destructrice, meurtrière. Sivarna pouvait en outre reconnaître la région concernée, les mots Thai et India étant vaguement représentés par deux nuages au dessus des vagues. Pris de panique, Sivarna décida d’allumer sa radio. La voix émanent du récepteur parlait de milliers de morts, de milliards de dollars de pertes matérielles.

Sivarna réalisa à ce moment précis qu’il avait le Ja-Lin Gon entre les mains et se mit à pleurer. Il le savait. Il avait toujours pu sentir le vent de la destinée souffler sur lui. Il était devenu sans le désirer le maître du monde.

Il retira une à une toutes les pièces du puzzle et les remit dans leur sac. Terrifié à l’idée de commettre un nouveau crime de cette ampleur, il songea à détruire le puzzle.

Mais en grand stratège, et résolu à percer le mystère, il décida de reconstituer le puzzle. En évitant d’insérer la dernière pièce du puzzle, celle qui ferait se réaliser la scène reconstituée.

Seulement voilà, cette fois-ci, l’image représentée était totalement différente. Elle représentait un mur séparant deux masses populaires, l’une bleue et l’autre verte, toutes deux armées et décidées à en découdre. Affolé, car comprenant ce qui était représenté, il décomposa une nouvelle fois le puzzle, pour le recomposer une nouvelle fois.

Nouvelle scène : l’Europe vue du ciel, survolée par une incroyable migration de volatiles désignée par une flèche noire se dirigeant vers l’Océan Atlantique. Il continue.

Nouvelle image : la fameuse photo du pain de sucre de Rio, sans Jésus, le téléférique en flamme et en chute libre, la plage de Copacabana noire de monde, du monde qui fuit l’incendie de la fameuse station balnéaire brésilienne.

Et ainsi de suite.

Une expédition d’alpinistes danois fit en 2033 l’ascension du Kilinkirgom. Au sommet, ils découvrirent le puzzle de Sivarna, représentant une image toute simple :

Un groupe d’enfants sains et souriants, entourant Sivarna, qui pointe le ciel du doigt.

Un ciel tout bleu et sans nuages.

Immortel, Sivarna l’est aujourd’hui. Personne ne sait ce qu’il advint de lui.

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